Est-ce que transition écologique rime avec faillite ?
Imaginez que vous êtes un responsable industriel, spécialisé dans la production d’acier. Cette activité demande la combustion de beaucoup de charbon, ce qui est néfaste pour le climat. Produire une tonne d’acier émet environ 2 tonnes de gaz à effet de serre. Au total, la production d’acier représente 8 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre.
L’Union européenne décide alors d’augmenter le prix du charbon, pour dissuader son usage et vous inciter à vous tourner vers des alternatives plus propres. Cependant, ces alternatives coûtent cher (four à arc électrique, utilisation d’hydrogène ou de biocharbon). Le plus grand sidérurgiste d’Europe, ArcelorMittal, a déclaré que la décarbonation de ses activités sur le continent, conformément aux objectifs de l’UE, pourrait coûter jusqu’à 40 milliards de dollars.
Pendant ce temps, aux États-Unis, en Chine, ou en Inde, vos concurrents industriels ne subissent pas les mêmes pressions de la part de leur gouvernement. Ils peuvent continuer de produire de l’acier avec du charbon, même si cela pollue énormément. Pire, l’acier est un produit qui s’échange à l’international, ce qui signifie que les producteurs sont en concurrence pour produire au prix le plus bas.
Dans ce scénario, que pouvez-vous faire, en tant que responsable industriel ? Que se passe-t-il si l’Union européenne décide, seule, d’agir pour la transition énergétique, tandis que les États-Unis et la Chine ne s’engagent pas dans la même voie ? Cette décision européenne ne conduira-t-elle pas à la faillite de son industrie ?
Une différence importante de régulation environnementale entre deux pays peut poser problème. Les entreprises européennes, où la régulation environnementale est la plus contraignante, pourraient préférer acheter de l’acier moins cher, produit aux États-Unis ou en Chine. En tant que producteur d’acier, vous pourriez aussi être tenté de délocaliser votre production, pour échapper au poids des contraintes européennes. C’est ce qu’on appelle la fuite du carbone.
Ce serait alors doublement problématique. D’abord, sur le plan économique, puisque des emplois et des revenus seraient perdus. Ensuite, sur le plan écologique, puisque les usines états-uniennes, chinoises ou indiennes prendraient le pas, alors que leur méthode de production est plus polluante que celle des usines européennes. Une loi environnementale, pourtant mise en place avec les meilleures intentions, pourrait alors entraîner une perte d’argent et une augmentation de la pollution.
Le mécanisme d’ajustement carbone à la frontière européenne (MACF)
Comment fonctionne le MACF ? Supposons que l’UE fasse payer 100 € la tonne de CO2 émise à ses producteurs d’acier, tandis que la Chine fait payer 50 € aux siens. Le MACF impose alors la différence, soit 50 € par tonne de CO2, aux entreprises européennes qui importent de l’acier chinois. Ainsi, les produits sont mis sur un pied d’égalité quant aux contraintes environnementales.
Au sein de l’Union européenne, le prix du carbone est appliqué aux industries via le marché carbone européen, mis en place en 2005. Ce marché carbone fait payer aux industriels le prix de leurs émissions de gaz à effet de serre. Cependant, pour éviter les problèmes évoqués plus haut, ce marché carbone a été introduit avec de nombreux quotas gratuits. C’est une solution bancale, qui protège les entreprises d’une concurrence inéquitable, mais qui supprime l’incitation économique à réaliser la transition. Ainsi, la quasi-totalité des émissions industrielles ont été couvertes par des quotas gratuits de 2013 à 2020.
C’est justement pour remplacer les quotas gratuits que le MACF a été introduit. Au cours de la période 2026-2034, l’UE va progressivement mettre en place ce mécanisme d’ajustement carbone à ses frontières, et, à la même cadence, réduire peu à peu les quotas gratuits. Les industriels devront payer de plus en plus cher leurs émissions de gaz à effet de serre, mais l’ajustement va maintenir une concurrence équitable.
À propos des quotas gratuits, voici une anecdote. En 2009, la France a voulu introduire une taxe carbone sur le carburant, le gaz et le fioul, couplée à une redistribution pour les citoyens (voir articles 5 et 6). Votée à l’Assemblée nationale et au Sénat, cette taxe carbone a été retoquée par le Conseil constitutionnel pour cause de rupture de l’égalité devant l’impôt. En effet, au même moment, les industriels profitaient des quotas gratuits ! Pourquoi les particuliers devraient payer la taxe carbone sur leurs émissions de gaz à effet de serre, tandis que les productions industrielles en seraient exemptées ?
Ce sont les entreprises européennes importatrices qui doivent déclarer leurs activités et payer le surcoût lié au MACF. Pour ses débuts, le MACF ne couvre que certains produits : l’acier, l’aluminium, les engrais azotés, le ciment, l’hydrogène et l’électricité. Ce sont des produits “purs”, dont on peut facilement mesurer le contenu en carbone.
En plus de la protection qu’apporte le MACF aux entreprises européennes, ce mécanisme a également un effet incitatif envers les autres pays à renforcer leurs lois environnementales. Plutôt que de voir leur produit tarifé à l’entrée de l’UE, ces pays pourraient préférer tarifer leur produit sur leur propre territoire, et en récupérer les revenus. D’après la Banque mondiale, de nombreux pays ont mis en place ou renforcé leur tarification carbone en réaction au MACF européen, comme la Côte d’Ivoire, l’Inde, l’Indonésie, la Malaisie, le Maroc, la Turquie, l’Ukraine, l’Uruguay et les pays de l’Est. De manière plus notable, la Chine a étendu son marché carbone aux produits couverts par le MACF européen, ce qui représente environ 5 % des émissions mondiales ! Ceci montre bien l’influence positive que peut avoir l’Union européenne sur le reste du monde.
Quelles évolutions pour le MACF ?
Récemment, plusieurs acteurs industriels européens ont demandé une simplification du MACF. En effet, identifier et déclarer les importations soumises au MACF entraîne un coût administratif pour les entreprises concernées. Pour les petites et moyennes entreprises, ces déclarations peuvent exiger l’embauche de personnel spécialisé, ce qui représenterait un coût difficile à supporter.
L’Union européenne a accepté cette demande. Un nouveau seuil d’exemption “de minima” de 50 tonnes va être introduit, au-dessous duquel les entreprises ne sont pas obligées de déclarer leurs importations. Cela permettrait de maintenir environ 99 % des émissions dans le champ d’application du MACF, tout en exemptant environ 90 % des importateurs. Les changements proposés faciliteront également le processus de déclaration. Cela permet de soulager les entreprises d’un poids administratif, tout en conservant l’essentiel des avantages économiques et écologiques du MACF.
En conclusion, le MACF est utile à la fois pour protéger les entreprises européennes d’une concurrence déloyale et pour inciter les autres pays à réaliser leur transition. Ce mécanisme reste toutefois compliqué à mettre en place à cause des lourdeurs administratives induites. Une solution serait que les principales puissances industrielles, c’est-à-dire les États-Unis, la Chine et l’UE, et plus largement les pays du G20, harmonisent leurs politiques environnementales, ce qui serait un grand pas pour l’écologie mondiale et éviterait le besoin d’ajustements à la frontière.