Pour beaucoup d’entre nous, Anne Hessel est avec Jean Jouzel et Pierre Larrouturou auteur de « Climat-Finance, réveillez-vous ! ». Mais nous sommes moins nombreux à savoir qu’elle est docteur en médecine et en chimie.

Comme ancienne médecin des hôpitaux de Paris, quel est votre regard sur cette pandémie et sur sa gestion ?
Cette pandémie est dévastatrice et l’AP-HP est durement mise à contribution. Mais aussi l’ensemble des systèmes hospitaliers, publics et privés ainsi que les agents des services publics (éboueurs, postiers, professeurs…) et des services d’aide au public (caissières, agents de nettoyage…). Nous sommes amenés à percevoir de manière à la fois brutale et prolongée, ce qu’est notre « bien commun », ce qui nous est essentiel pour vivre.

Vous interrogez sur sa gestion ? Je vous réponds à la manière de Xavier Gorce « Selon notre étude épidémiologique, le nombre de personnes disant savoir ce qui aurait dû être fait contre la pandémie explose ! ».

Mais nous ferons, bien sûr, le bilan a posteriori… et il est certain que les échanges commerciaux sans régulation, les délocalisations et l’absence d’anticipation conduisent à la pénurie de masques, de blouses, de médicaments, de bouteilles d’oxygène et de respirateurs. Et les mensonges, pour cacher la misère, sont inadmissibles. Aucun déconfinement n’est envisageable sans tests et sans masques. Et les faiblesses des études épidémiologiques sont criantes : pourquoi a-t-on encore autant de nouveaux cas chez des sujets confinés ?

Un seul exemple : il y a des dizaines de milliers de patients qui prennent quotidiennement de l’hydroxychloroquine pour des maladies rhumatismales. Cela fait plus de deux mois qu’il y a un débat sur ce traitement. Pourquoi ne sait-on pas si ces patients sont moins atteints par le coronavirus que les autres ?

Quelles sont les faiblesses de la politique nationale de santé ?
Elles sont malheureusement anciennes, et donc pas imputables au seul gouvernement en place, même si son inaction dans le domaine n’a rien arrangé. La cotation à l’activité (tarification à l’acte), l’organisation des pôles (regroupement des services), la persistance du numerus clausus (faiblesse de la formation), la notion de « rentabilité » du service hospitalier, la faiblesse des rémunérations des différents acteurs de l’hôpital public, tout a contribué à la dégradation des conditions de travail. Quelques suicides, des mois de grève, des manifestations d’infirmiers, rien n’a été pris en compte. Et soudain, parce que le Covid arrive, parce que d’autres pays européens sont mieux équipés, nos professionnels de santé sont honorés. La reconnaissance est précieuse, et elle est appréciée. Il faudra que les lendemains soient à la hauteur des enjeux.

Ceci est d’ailleurs vrai aussi de nos autres services publics : la poste, dont le réseau a été tellement démantelé que les pensions ont du mal à être servies, les services de tri des ordures qui ne suffisent pas à atteindre des objectifs raisonnables, et même l’armée, qui a tant peiné à dresser des hôpitaux de campagne.

Mais vous m’interrogez comme si cette pandémie était inattendue… comme souvent dans l’histoire, il y a eu des alertes qui auraient dû nous permettre d’anticiper : la grippe aviaire H5N1 de 1996, la grippe porcine H1N1 de 2009-2010, Ebola 2013-2016… (lire « L’année du lion » de Deon Meyer en 2017). Hélas ! Mais cette fois les pays riches sont touchés, il y a fort à parier (et à espérer) que des mesures seront prises.

La relance de l’économie fortement affaiblie porte le risque de mettre à mal les obligatoires diminutions de production de gaz à effet de serre. Quelle politique nationale et européenne devrait être instaurée ?
Le risque existe d’un brutal retour à l’économie « d’avant » : production à bas coût, délocalisation, accroissement incessant des inégalités… Ce d’autant plus que ce sont encore les plus pauvres et les plus précaires qui sont le plus atteints par la pandémie. À ce risque économique il faut ajouter un risque démocratique : nous nous habituons à une limitation des libertés au nom du danger et si cette limitation est rendue nécessaire dans l’urgence d’une situation inédite, il ne faudrait pas qu’elle devienne un état naturel de gouvernement.

Mais examinons quelques aspects positifs et encourageants :
1) La production de CO2 a diminué dans tous les pays touchés, l’air est respirable en ville, le bruit est remplacé par le chant des oiseaux. Les citoyens le remarquent et, malgré le confinement, malgré l’inquiétude, ils en jouissent. Nous découvrons le lien entre « production industrielle, délocalisation et transports, loi du profit » et pollution. C’est une expérience concrète que nous n’oublierons pas.

2) Les travaux de la Convention Citoyenne pour le Climat, qui doivent encore être amendés et votés par l’assemblée plénière, témoignent de cette prise de conscience collective du lien entre dérégulation économique et catastrophe planétaire, comme il ressort de leurs propositions : rénover les logements et bâtiments publics, contenir l’étalement urbain, réduire la place de la voiture individuelle, favoriser les circuits courts et une alimentation durable, freiner la surconsommation, décarboner l’économie…(1)

3) Les limitations des libertés imposées par la crise sanitaire peuvent faire craindre un basculement néofasciste mais le développement auquel nous assistons des solidarités, de l’entraide, du secours aux plus démunis, des grands mouvements de générosité de la population devraient au contraire nous permettre de développer des projets alternatifs et citoyens.

À l’échelon national il faut débloquer les financements nécessaires en assurant la justice fiscale, au lieu de faire appel aux dons, qui passe notamment par :
• une lutte implacable contre l‘évasion fiscale ;
• le rétablissement de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) ;
• le rétablissement de la progressivité de l’imposition des revenus du capital, via la suppression de la Flat Tax ;
• la suppression du Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE).

Plus que jamais apparaissent la nécessité de la relocalisation industrielle et agricole de l’économie, et la nécessité de l’échelle européenne (voire européenne et méditerranéenne) de cette relocalisation. Et le Pacte-Finance Climat trace les pistes du financement de ses priorités économiques pour le climat. Or, à la lumière de la crise sanitaire, certaines de ces pistes ont déjà été mises en œuvre :
• création monétaire de la BCE au profit de prêts pour la relance de l’économie… nous proposons une banque du climat finançant la transition sous forme de prêt à hauteur de 2 % du PIB de chaque état tous les ans… ;
• certaines entreprises, par exemple Renault, renoncent à verser des dividendes à leurs actionnaires, et ceux-ci l’acceptent. Certes, il s’agit d’une suspension transitoire, et au nom d’une crise passagère. Le dérèglement climatique n’est pas une crise, c’est, hélas, un état permanent qui ne peut être que contenu et non effacé. Mais nous proposons un budget européen grâce à un impôt sur les bénéfices d’une hauteur maximum de 5 %, et nous constatons que les actionnaires sont prêts à le supporter s’ils en saisissent la nécessité.
Cette crise sanitaire aura démontré la faisabilité du pacte climat.

Il nous reste à confirmer auprès des citoyens du monde que le dérèglement climatique aura des conséquences plus durables et plus graves encore que cette pandémie : « Pour éviter la catastrophe, il faut la considérer comme certaine ». Et beaucoup des citoyens l’ont déjà compris : il est temps de réussir cette transition écologique, sociale et démocratique.

Hélas ! Mon optimisme est tout de même freiné par l’incapacité des organismes internationaux à répondre d’une voix à cette situation de crise mondiale. Même l’Europe est incapable de proposer une réponse concertée et chaque pays tâtonne de son côté. Il y a fort à craindre que l’élaboration d’un vaccin, seule réponse durable à la pandémie, se fasse dans la compétition entre laboratoires au lieu d’une coopération scientifique au nom du bien commun.

Quand donc apprendrons-nous ?
Combien de morts ?
Morts du virus et morts de pauvreté ? 
Nous devons dire « STOP »…

Paris, le 20 avril 2020
Anne Hessel, docteur en médecine
MCU-PH (Maître de Conférences des Universités-Praticien Hospitalier)

 

(1) https://www.lemonde.fr/climat/article/2020/04/11/climat-les-50-propositions-de-la-convention-citoyenne-pour-porter-l-espoir-d-un-nouveau-modele-de-societe_6036293_1652612.html