Michael Vincent est économiste, spécialisé dans la finance et le milieu bancaire. Il co-écrit, avec Dorian Simon, La dette : une solution face à la crise planétaire ? dans lequel il propose de décortiquer les poncifs de la finance comme “le poids de la dette” ou “la sacro-sainte neutralité de la monnaie”. Dans cet entretien, on reprend avec lui quelques-unes des réflexions présentes dans l’ouvrage.

La dette publique est souvent présentée comme un problème qu’il faut réduire à tout prix (le Medef déclarait encore récemment que l’on alourdissait trop la dette et le déficit public). Dans votre livre, vous revenez sur ces arguments qui, selon vous, ne seraient pas toujours recevables. Quels sont-ils ?

La dette publique présenterait un double problème : le premier serait la quantité de dette publique. Le stock d’une dette d’un pays représentant x pourcent de son PIB représenterait un danger pour ce dernier. Pourtant, il n’est pas si clair que la dette publique devienne problématique pour les États au-delà d’un certain seuil. Quand on regarde les réglementations européennes, nous ne sommes pas censés dépasser les 60 % du PIB, seuil dépassé par une grande part des États membres européens depuis des années. Dans le débat, lorsqu’on parle de dette publique, on pense aux finances publiques et à la gestion du budget de l’État. Le parallèle est d’ailleurs souvent fait avec la gestion des finances d’un ménage. Il faut rappeler d’une part, qu’un État ne fonctionne pas comme un ménage et qu’une dette publique n’a rien à voir avec une dette privée, et que d’autre part, la dette publique est un actif massivement échangé sur les marchés et essentiel à son fonctionnement. Recherchée et utilisée par de nombreux acteurs (banques, shadow banks…) la dette publique est un actif « sûr », si bien que le régulateur exige des banques qu’elles en détiennent beaucoup. Il y a des besoins mécaniques croissants pour ces actifs là qui servent de “monnaie d’échange” et c’est au contraire sa réduction qui pourrait créer des soucis. Le second problème causé par la dette serait sa charge importante pour les États. Pendant longtemps, nous avons pu emprunter à des taux nuls, autrement dit, gratuitement. Aujourd’hui nous pouvons emprunter à des taux de 2 à 3 % et c’est cette charge qui pourrait, pour certains, devenir un problème. Notre propos est de relativiser cette charge : emprunter à 2 % sur 10 ans reste très bon marché. D’autant plus en considérant le taux réel : si on emprunte à 2 % mais que l’inflation est à 10 %, le taux réel est à -8 %. D’un point de vue relatif, c’est encore plus intéressant d’emprunter aujourd’hui qu’il y a 10 ans ! Il faudrait donc au contraire en profiter pour investir dans la lutte contre le réchauffement climatique ! Si on considère que les 17 milliards de charge de la dette dus au relèvement des taux d’emprunt de 0 à 2 % sont un problème, on peut très bien aller les chercher quelque part. Sans même parler des “superprofits”, on pourrait déjà taxer les profits de manière égale entre grands groupes et PME. Et si on n’arrive pas à taxer les superprofits parce que les bénéfices se font dans d’autres pays (ce qui est entendable), on peut imaginer taxer les fortunes individuelles. Les 10 % des plus riches se sont enrichis de manière importante depuis le début de la crise Covid. La question de la justice fiscale est essentielle et doit être traitée qu’il y ait ou non un problème de dette. 
L'impasse de la BCE

Vous  décrivez l’impasse dans laquelle se trouve la politique monétaire actuelle qui, “crise après crise, nourrit une bulle qu’elle doit empêcher d’éclater en la maintenant toujours plus grosse”. Pourquoi la BCE ne parvient-elle pas à sortir de l’impasse ?

Si on voit le verre à moitié plein, la BCE est bien plus proactive depuis 2008 et la crise des subprimes. Il y a eu notamment la mise en place d’outils dits “non conventionnels” (Quantitative easing, LTRO et TLTRO) qui nous ont permis de traverser les tempêtes : le rachat de dettes souveraines par la Banque centrale européenne a permis par exemple à l’État français d’emprunter à taux 0 pour mettre en place le chômage partiel et faire en sorte que des millions de personnes conservent leur emploi.

Mais tout cet argent a aussi entraîné une inflation du prix des actifs financiers. Les profits et les dividendes des entreprises du CAC 40 ont battu de nouveaux records. En prenant un peu de recul, on se rend compte que ce tombereau de liquidités a servi à éviter au système de s’effondrer, et non à le réparer. Ils n’ont fait que retarder l’échéance. Lorsqu’on est malade, prendre des anti-douleurs c’est mieux que rien, mais ça ne permet pas de guérir.

Il faut également avoir conscience que les habitudes de la BCE ont la peau dure. Elle a de vieux réflexes : pour elle, l’inflation est un problème monétaire. S’il y a trop d’inflation, c’est qu’il y a trop de monnaie en circulation et donc, pour réduire l’inflation, on doit réduire la masse monétaire (nombre d’emprunts, activité). Traditionnellement, on considère que l’inflation est due à trop de largesses monétaires, il faut donc se montrer moins dispendieux.

Cependant, la source de l’inflation aujourd’hui c’est le prix de l’énergie et plus précisément des hydrocarbures qui influent sur le prix de l’électricité en général. Et comme il n’y a pas un bien ou un service qui ne dépende des prix de l’énergie, le coût de la vie augmente de façon globale !

Dans cette situation, la méthode habituelle de la BCE, à savoir le durcissement de la politique monétaire, n’est pas efficace. Il pourrait même avoir l’effet inverse et provoquer une récession. Mais c’est son mandat et tout le monde lui met la pression pour qu’elle fasse quelque chose, elle fait donc la seule chose qu’elle sache faire. Récemment, elle a tenté autre chose et a envoyé des signaux encourageants sur le verdissement de sa politique monétaire et des collatéraux. Ces actions ne devraient engendrer que des effets marginaux, mais elles restent un signal indispensable et un exemple à suivre. Il est aussi intéressant d’observer la situation britannique, où l’inflation et le risque de récession sont encore plus élevés, et les décisions plus que hasardeuses de la nouvelle Première Ministre Liz Truss amplifiant la chute ont forcé la banque centrale à faire machine arrière et à rouvrir le Quantitative Easing. Est-ce un signe de ce qui nous attend aussi ?

Comment la BCE pourrait-elle changer ses vieilles habitudes et faire en sorte que sa politique monétaire serve la lutte contre le dérèglement climatique ?

​Il nous faut commencer par interroger le principe de neutralité qui contraint la BCE. “La neutralité de marché serait vertueuse” : la formule a tellement été employée qu’on en oublie de la questionner. En vérité, le principe de neutralité est un cache-sexe pour la BCE : ni la monnaie, ni les marchés ne sont neutres. De plus, la BCE reste un organe politique composé de représentants des États Membres de diverses obédiences : certains sont plutôt frugaux, d’autres sont plutôt progressistes. La politique monétaire est produite par ces membres et les décisions politiques sont rarement objectives. Si on doit vraiment consacrer la neutralité, il est important de se questionner sur ce qu’on veut mettre derrière ce principe : de la monnaie neutre, pourquoi pas, mais pour atteindre la neutralité carbone !

La BCE pourrait également être plus créative dans le choix des outils à utiliser. Il faut rendre le Quantitative Easing qualitatif. Aujourd’hui, lorsque les obligations d’État arrivent à maturité, la BCE se contente de réinvestir l’argent dans d’autres dettes souveraines (le remboursement de la dette allemande sert à racheter de la dette italienne). Avec le Qualitative Easing, à masse monétaire constante, on change l’allocation de la monnaie vers des projets qui permettent de régler le problème à la racine, par exemple : sortir du système d’extraction des hydrocarbures, acheter des obligations liées à des projets verts ou au moins à des projets non bruns.

Si les milliards de dette publique soutenus par le Quantitative Easing de la BCE ont servi à subventionner les énergies fossiles ou à construire des EPR qui ne seront pas ouverts avant 10 ans, alors on peut considérer que le Quantitative Easing entretient le problème. Mais si cet argent avait permis un soutien rapide et efficace au renouvelable, domaine dans lequel nous avons pris un retard monstre, peut-être qu’on aurait eu de l’énergie bon marché qui tournerait cet hiver !

Un autre instrument que l’on peut trouver dans la boite à outil de la BCE : les green LTRO (opérations de refinancement de long terme) ou RO (opération de refinancement) qui permettent aux banques commerciales de proposer des prêts à courts ou moyens termes (jusqu’à 3 ans pour le LT). Ces LTRO sont accordés aux banques sous une conditionalité faible. C’est de l’argent gratuit pour les banques qui permet d’encourager l’activité de prêts classiques. Verdir ces LTRO en les octroyant aux banques à la condition qu’elles financent des projets vertueux pour le climat (développement du renouvelable, favoriser l’économie circulaire, financer une vague de rénovations comme le propose la campagne Unlock, etc.) est un bon moyen de réaliser la transition à un niveau granulaire très poussé, directement sur les territoire et avec les individus.