Alors que le dernier rapport du GIEC a réaffirmé récemment la nécessité d’agir rapidement et massivement contre le réchauffement climatique, l’Institut Rousseau publie le rapport « 2 % pour 2 °C » estimant le montant des investissements nécessaires pour atteindre la neutralité carbone en 2050. Combien cela coûte exactement, et qui doit prendre en charge ces investissements ? Guillaume Kerlero de Rosbo, directeur des études transition écologique de l’Institut Rousseau, nous éclaire.

Pour atteindre les objectifs climatiques nationaux, votre rapport parvient aux conclusions que nous aurions besoin d’investir 5 000 milliards d’euros de 2022 à 2050, soit 182 milliards d’euros par an. Pouvez-vous nous en dire plus sur la méthodologie employée qui vous a mené à ces chiffres ?

La méthode utilisée est simple et peut se résumer en trois étapes :

  • La première phase consiste, à partir des études existantes et des stratégies nationales, à définir l’ensemble des leviers d’action permettant de réduire les émissions de la France à presque zéro. Ces émissions de gaz à effet de serre sont celles des six grands secteurs d’activité à l’origine de l’ensemble des émissions territoriales de notre économie (transport, industrie, agriculture, bâtiment, production d’énergie, déchet).
  • La deuxième phase vise à estimer un « surcoût » global d’investissements nécessaires pour parvenir à la décarbonation de chacun de ces secteurs. La notion de surcoût repose sur la différence entre les investissements nécessaires à la décarbonation de l’économie (scénario de transition) et ce que la France continuera d’investir si la tendance actuelle est poursuivie jusqu’à 2050.
  • Enfin, la troisième phase consiste à estimer le coût des principales mesures publiques qui permettront de mettre en œuvre ces leviers de décarbonation.

En suivant cette méthodologie, nous parvenons effectivement à la somme de 182 milliards d’euros d’investissements par an. Parmi ces dépenses, il faut prendre en compte que seulement 57 milliards d’euros par an correspondent à des investissements supplémentaires (soit 2,3 % du PIB français en 2021), c’est-à-dire qu’ils s’ajoutent à ceux déjà prévus dans un scénario tendanciel (par exemple les dépenses « vertes » actuelles, et celles dont nous pouvons anticiper la réorientation). Sur ces 57 milliards d’euros supplémentaires, 36 milliards d’euros d’investissements devraient être pris en charge par l’État : c’est un peu moins que le premier plan d’urgence mis en place dès le début de la pandémie en mars 2020 (42 milliards d’euros). Il nous faut un plan d’urgence pour le climat aussi !

Le cadre juridique actuel n’est pas adapté pour l’application d’un plan de financement de la décarbonation de notre société et c’est un point que vous avez également pensé dans votre rapport. Pouvez nous donner des exemples de modifications de réglementations impliquées par la mise en place du plan d’investissement « 2 % pour 2 °C » ?

Nous recommandons l’élaboration d’une loi de programmation pluriannuelle du financement de la reconstruction écologique (LPFRE), comme il en existe en matière de recherche et de défense, qui permettrait de réaliser des investissements plus ambitieux et de long terme.

Les règles de la commande publique devront aussi être repensées : les marchés publics représentent actuellement 200 milliards d’euros chaque année, soit un peu moins de 10 % de notre PIB. Cependant, seuls 13,6 % de ces commandes comportent aujourd’hui une clause environnementale, et le prix reste le critère majeur de décision lors des consultations. Si l’on veut engager une véritable reconstruction écologique, il est nécessaire d’aller plus loin en introduisant dans la loi une obligation de pondération des critères environnementaux qui soit au minimum comprise entre 30 et 50 % de l’ensemble des critères (selon produits et services concernés).

Enfin, au niveau européen, la mise en œuvre des investissements nécessaires à la transition écologique suppose une remise en question du cadre juridique actuel. Le pacte de stabilité européen est fondé sur un certain nombre de règles, dont les deux principales sont bien connues : le déficit public doit être inférieur à 3 % du PIB, et la dette publique brute doit être inférieure à 60 % du PIB. Ces critères freinent actuellement notre capacité à réaliser les investissements nécessaires pour atteindre nos objectifs environnementaux. Dans le cadre de la pandémie de coronavirus, la mise en place d’importants plans de relance a été rendue possible par l’activation temporaire d’une dérogation à ce pacte de stabilité. Les dépenses relatives aux secteurs d’investissements cités dans notre rapport devront à leur tour être exclues de manière pérenne du calcul du déficit public.

Il faut un plan d’urgence pour le climat aussi !

« Il nous faut un plan d’urgence pour le climat. »

Parmi les pistes de financements envisagées, l’endettement public est celui mis en avant par votre rapport. Mais il est également fait mention d’injecter de « la monnaie libre » dans le système économique. Pouvez-vous nous expliquer ce concept ?

Par le passé, les banques centrales avaient le monopole de création monétaire via l’émission de pièces. Dans l’économie moderne, la création monétaire est aujourd’hui en majorité conduite par les banques privées, lors de l’émission de crédits : lorsqu’un prêt est accordé, la banque crée la monnaie nécessaire à ce crédit par un simple jeu d’écriture comptable. Toute création de monnaie est donc liée à la création d’une dette. Les banques centrales disposent aussi d’un pouvoir de création monétaire reposant sur la confiance qu’accorde une population à sa monnaie. Préserver cette confiance signifie à la fois ne pas laisser la valeur de la monnaie s’éroder, mais également de tout faire pour aider l’économie réelle à se porter au mieux. Or, le dérèglement climatique met en grave danger la santé de nos économies. L’Institut Rousseau défend donc l’idée que le pouvoir de création monétaire des banques centrales soit enfin employé différemment, notamment pour financer une part de l’effort de reconstruction écologique. Une solution pourrait être l’introduction raisonnée dans le système économique de monnaie libre (libre de dettes), dans des volumes limités et décidés sous contrôle démocratique. Les États seraient ainsi dégagés de leurs contraintes actuelles en matière d’investissements budgétaires, et pourraient jouer leur rôle dans la reconstruction écologique (1)

Propos recueillis par Cyril Smit.

(1) À l’origine de cette proposition, voir N. Dufrêne et A. Grandjean, « Une monnaie écologique », Odile Jacob, 2020.