Yamina Saheb a travaillé avec Agir pour le climat sur la note “Financing a deep renovation wave: recovery and beyond”. Elle est l’un des principaux auteurs du chapitre sur le bâtiment du dernier rapport du GIEC sur l’atténuation du changement climatique. Dans cet entretien, elle nous donne un aperçu des coulisses du travail du GIEC et nous parle notamment de sa bataille pour imposer le terme de “sobriété” dans le contenu final du rapport et du Résumé à l’intention des décideurs (RID).

La communauté scientifique s’accorde-t-elle aujourd’hui pour dire que, sans sobriété, la neutralité carbone est impossible à atteindre ?

Malheureusement, il n’y a pas d’accord au niveau de la communauté scientifique sur la nécessité de considérer la sobriété pour faire de la neutralité carbone une réalité.

Aujourd’hui, pratiquement tous les scénarios qui visent la neutralité carbone intègrent des émissions négatives impliquant des solutions de capture et de stockage du CO2. Or les auteurs de ces scénarios savent eux-mêmes que ces solutions ne peuvent pas être mises en œuvre à grande échelle. Un exemple : le scénario Net Zero emissions (NZE) de l’AIE est basé sur des émissions négatives, y compris celles captées directement dans l’air. L’AIE prévoit que les émissions captées directement dans l’air seront de l’ordre de 85 MtCO2 en 2030 et de 980 MtCO2 en 2050 contre 0,01 MtCO2 en 2019. Nous devons donc multiplier par 8 500 la capacité de captage direct des émissions en 8 ans et par 98 000 d’ici à 2050…

Les 700 scénarios répertoriés dans le 3ème volet du rapport du GIEC et qui visent un objectif de température aligné sur l’accord de Paris intègrent tous (sauf un) la notion d’émissions négatives parce qu’ils ne réduisent pas suffisamment la demande en énergie et autres matières premières. Nous nous retrouvons dans cette situation parce que ceux qui produisent ces scénarios n’envisagent la réduction de la demande qu’à travers l’efficacité énergétique, or l’efficacité énergétique ne réduit pas la demande en ressources. Au mieux, si les politiques d’efficacité énergétique sont ambitieuses et bien mises en œuvre, ce qui est loin d’être le cas, et si les technologies sont bien faites et que l’industrie ne triche pas (comme ce fut le cas avec le scandale de Volkswagen),  la consommation d’énergie peut être réduite.

Réduire, ou plutôt éviter la demande en énergie et autres matières premières, nécessite la mise en place de politiques de sobriété, qui vont au-delà de la sobriété énergétique telle que pensée en France.

La sobriété est défendue par une partie de la communauté scientifique qui n’est pas dominante. Pour capter à la fois les effets de la sobriété et de l’efficacité et parler de réduction, ces représentants considèrent qu’il faudrait revenir aux principes fondamentaux de la physique et traduire en politiques les 1er et 2e principes de la thermodynamique. Le postulat selon lequel la neutralité carbone ne serait pas atteignable sans sobriété n’est donc pas généralisé. 

Ce sur quoi on s’accorde, en revanche, c’est que les scénarios à énergies négatives, intégrant la capture et le stockage du carbone, ne sont pas très viables parce que nous n’avons ni les technologies, ni les politiques requises pour leur mise en application à l’échelle de nos besoins de réduction d’émissions carbonées. Il y a également toute la question de l’acceptabilité de ces solutions qui est rarement abordée par ceux et celles qui les intègrent dans leurs scénarios.

 

La couverture du dernier rapport du GIEC

Vous avez travaillé sur le chapitre “Bâtiment” du dernier volet du rapport du GIEC, ainsi que sur le Résumé à l’intention des décideurs (RID). Comment le terme de “sufficiency” (mot retenu par les anglophones pour désigner la sobriété) s’est-il imposé dans ces publications ?

La notion de sobriété, vulgarisée en France grâce à l’association négaWatt, est assez peu connue à l’international : il a fallu argumenter avec les co-auteurs, et il y a eu quelques réticences au moment de soumettre le Résumé à l’intention des décideurs (RID) à l’approbation des délégations. 

J’ai dû expliquer ce qu’était la sobriété et j’ai été challengée par mes pairs au cours du processus de rédaction. La perception caricaturale de la sobriété synonyme de “retour à la lampe à huile” existant également parmi la communauté scientifique, j’ai dû travailler mon argumentaire en allant puiser dans d’autres disciplines scientifiques que la mienne pour expliquer et appuyer le concept.

Le premier texte politique connu introduisant le terme de “sufficiency” nous vient de Thaïlande, dans une publication parue dans les années 1990 et basée sur le texte “Philosophie d’une économie sobre” écrit dans les années 70 par Bhumibol Adulyadej, le Roi thaï d’alors. Le premier texte de loi, et le seul à ce jour, incluant le terme de sobriété est la Loi Française n° 2015-992 du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte de 2015, c’est encore très récent !

L’association négaWatt a fait du bon boulot sur la sobriété mais, jusqu’à l’année dernière, elle n’avait travaillé que sur le volet énergétique. Par ailleurs, ses publications n’ont pas été traduites en anglais, son travail est donc inconnu à l’international. Sur le plan de la conceptualisation, le travail le plus complet sur la sobriété est celui de Thomas Princen, bien résumé dans son livre intitulé The Logic of Sufficiency (La logique de la sobriété). 

Il est plus facile de mettre ce terme dans un rapport franco-français que dans un rapport international. Le contexte français a permis d’intégrer le terme dans la loi, mais ça ne veut pas dire qu’il y a eu un travail de fond sur sa conceptualisation et ses implications. Il reste tout un travail de théorisation de la sobriété à faire. Pendant le travail de rédaction du rapport, je suis partie avec mes acquis de scientifique membre de la communauté française, acquis qui ne sont pas forcément défendables à l’international car non soutenus par une conceptualisation scientifique du sujet, ou en tout cas pas suffisants pour défendre le concept. Je suis finalement arrivée à une définition qui est peu critiquable et qui a été acceptée par la communauté scientifique et les délégations au moment de l’approbation du Résumé à l’intention des décideurs (RID). Elle évoluera avec le temps mais aujourd’hui tout le monde accepte cette définition.

La définition telle qu’elle apparaît dans le rapport du GIEC :
« Les politiques de sobriété se composent d’un ensemble de mesures et de pratiques du quotidien qui évitent la demande en énergie, matériaux, sols et eau tout en garantissant le bien être de tous dans le respect des limites planétaires ».

L’idée de justice sociale et climatique est plus particulièrement développée dans ce rapport du GIEC, pouvez-vous nous en dire plus ?

La notion de justice climatique et sociale est présente dans les rapports du GIEC depuis le cycle précédent, mais c’est avec le rapport spécial de 2018, qui met en lumière le budget carbone restant et le poids que les pays du Nord représentent dans les émissions, que la question de la justice climatique s’est posée avec acuité. Ce qui est nouveau dans le dernier volet, c’est qu’on regarde si les politiques mises en œuvre sont justes dans le cadre de ce déséquilibre Nord/Sud.

Dans le chapitre bâtiment, nous avons eu beaucoup de remarques et de questions des relecteurs sur la responsabilité des pays du Nord dans la crise climatique, sur le besoin de convergence dans l’accès à la modernité entre le Nord et le Sud ainsi que sur les implications des différents scénarios pour les pays du Sud. J’ai donc dû chercher quelles étaient les implications pour les pays du Sud dans le secteur du bâtiment. Sur la question de la surface habitable par habitant nous avons constaté sans surprise qu’elle est aujourd’hui plus importante dans les pays du Nord que dans les pays du Sud (moyenne par pays) : en Amérique du Nord, elle est environ de 60m² par personne, en Europe, de 40m² et en Afrique, moins de 10m² par personne. Les scénarios de neutralité carbone prévoient une augmentation de ces surfaces en 2050 (parce qu’ils se basent sur une croissance du PIB) et, à ma grande surprise (ou plutôt choc), les inégalités d’aujourd’hui subsistent toujours dans les projections : 64m² pour l’Amérique du Nord, 45m² pour les Européens, et environ 10m² pour les Africains. J’en ai discuté avec d’autres collègues qui ont un profil “nord/sud” comme le mien et nous nous sommes posé la question : pourquoi un Africain accepterait-il un rapport qui projette que les inégalités nord/sud demeurent en 2050 ?

Les biais culturels se retrouvent dans la science et par conséquent dans les rapports du GIEC qui font une synthèse de l’état de la recherche. J’en suis arrivée à la conclusion que nous avons besoin de décoloniser la science et les politiques climatiques. Il existe une littérature sur les biais du rapport ex-colonisateur/ex-colonisé qui influence la science mais il faut pousser les auteurs du Nord à travailler et à écrire également sur le sujet. Les travaux de Ferhana Sultana (The Unbearable Heaviness of Climate Coloniality) sont un excellent début pour aborder ces questions.

Malheureusement, ces travaux font moins de bruit que la publication de scénarios avec des émissions négatives car ils proviennent d’auteurs du Sud. Hélas, même en 2022, les scientifiques originaires du Sud, même lorsqu’ils sont basés au Nord, ne peuvent pas à eux seuls combattre notre héritage colonial.