Jézabel Couppey-Soubeyran, maîtresse de conférences à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et Conseillère scientifique à l’Institut Veblen vient de publier un ouvrage d’économie à la portée de tous !

Vous venez de réaliser avec Auriane Bui une BD qui justement à pour titre l’Économie en BD. Pourquoi avoir choisi ce support ?

Parler d’économie au plus grand nombre me semble essentiel. C’est ce qui rend possible le débat démocratique autour des questions économiques. Trop souvent, dans la presse, à la radio ou sur les plateaux télévisés, ce sont des banquiers ou des lobbyistes de banques qui viennent parler des banques, des représentants du Medef qui viennent vous parler de l’emploi et des salaires, quand ce ne sont pas des experts autoproclamés qui affirment plus qu’ils n’expliquent. Les économistes ont leur part de responsabilité dans tout cela. Ils passent plus de temps à se parler entre eux et à se prouver les uns aux autres qu’ils font de la science, qu’ils font parler les données, qu’à diffuser les résultats de leurs travaux pour que les citoyens ou leurs parlementaires s’en emparent. Il faut dire que les règles de l’académie ne les y incitent pas du tout. La vulgarisation et la diffusion scientifiques ne sont guère valorisées. Peu m’importe, comme je trouve cela essentiel, je passe une grande partie de mon temps à vulgariser mes sujets d’expertise et de recherche. En me proposant la réalisation du scénario de l’Économie en BD, les éditions Casterman m’ont permis de le faire plus largement que d’habitude, en abordant plus de sujets et en touchant un public plus jeune.

J’ai choisi de construire un petit récit, avec des personnages auxquels je me suis attachée, en prise avec des problèmes économiques concrets. Zoé est une jeune collégienne qui vit avec sa maman au chômage. Ce cadre monoparental m’a semblé particulièrement intéressant – pas seulement parce qu’il me parle intimement étant donné que c’est ainsi que j’ai grandi – pour en faire ressortir deux aspects. L’un, dur, a trait aux difficultés matérielles auxquelles il expose : dans le récit, le chômage de Juliette, maman de Zoé, est emblématique de cette difficulté et les femmes seules avec leurs enfants y sont les plus confrontées. L’autre, doux, tient à l’énergie fusionnelle que crée un tel cadre : cette énergie qui porte à lutter, affronter, se relever, comprendre, avancer. Zoé est pleine de cette énergie, de cet appétit d’échanges et de connaissances. De ses conversations avec sa voisine (une prof d’éco à la retraite, ça tombe bien) et avec ses copains et copines du collège, ressort une volonté d’action et de transformation. C’est un peu le leitmotiv de cette BD : faire comprendre pour éveiller la volonté d’agir et rendre le monde meilleur.

Le chômage de Juliette est le point de départ pour ensuite faire réfléchir au travail, aux inégalités, au partage des richesses, au revenu de base, aux incidences des transformations technologiques, de la mondialisation, au rôle de la monnaie, des banques, des marchés financiers, aux crises économiques et financières (la BD a été rédigée juste avant la crise sanitaire), au rôle de l’État, de la banque centrale pour y faire face, à l’Europe, et à l’écologie aussi bien sûr qui constitue la problématique majeure de notre siècle. La synergie entre le texte et les images, avec les illustrations d’Auriane Bui, rend l’explication vivante.

Pensez-vous que les acteurs de la finance aient conscience des risques climatiques pour leurs activités ?

Il y a depuis la COP21 de novembre 2015 et les accords de Paris qui en ont résulté une prise de conscience. Deux mois avant, Mark Carney, l’ancien gouverneur de la Banque d’Angleterre, avait tenu un discours qui a marqué tous les banquiers et financiers de la planète. Il y expliquait la « tragédie des horizons », c’est-à-dire l’horizon de court terme des financiers ne prenant fatalement pas en compte celui de long terme auquel les dommages du dérèglement climatique se feront sentir. Mais il y éclairait aussi, et c’est cela qui a commencé à sensibiliser les financiers au problème, que le risque climatique serait très vite une triple source de risques financiers pour les banques, les assurances et autres établissements financiers : des risques physiques donnant lieu à de coûteux dommages ; des risques de responsabilité car bientôt des établissements financiers seraient tenus pour juridiquement responsables du risque climatique s’ils continuent de financer les secteurs dont l’empreinte carbone nous mène droit dans le mur ; des risques de transition parce qu’il va y avoir des pertes associées à la transition vers une économie bas carbone. Un réseau de banques centrales et d’autorités de supervision désireuses de verdir le système financier s’est depuis constitué. Des travaux y sont menés pour mieux appréhender le risque climatique et l’intégrer peu à peu dans la grille de lecture de ces autorités. C’est une bonne chose bien entendu, mais quand je dis « grille de lecture », c’est parce qu’on n’en est pas encore à des « actions » concrètes orientées vers la transition écologique. Les politiques, monétaire et prudentielle, n’ont pas encore verdi ! Espérons que cela viendra vite, car, sans cela, la transition écologique avancera beaucoup trop lentement alors qu’elle devient terriblement urgente.

Quel regard portez-vous sur l’action de la BCE et de la BEI ?

La BCE et la BEI ont chacune un rôle important à jouer dans la transition écologique mais elles ne le jouent pas encore suffisamment.
La BEI est depuis quelques années présentée comme la « banque du climat », c’est-à-dire l’institution qui pourrait prendre une grande part dans le financement de projets verts permettant d’avancer dans la transition écologique (financement de rénovation thermique, d’isolation, de ventilation, d’installations économes en énergie, du développement d’énergies renouvelables, propres, etc.). Cette institution s’est fixée pour objectif de doubler son action pour le climat, qui représente aujourd’hui à peu près un quart de son portefeuille. Ça va évidemment dans le bon sens mais, si la BEI arrive à passer de 18 milliards d’euros à 30 milliards d’euros de financements verts, cela apportera au mieux 120 milliards d’euros d’investissements supplémentaires sur les dix ans que s’est fixé l’Europe pour réaliser son green deal ! On est loin du compte car c’est 10 à 20 fois plus de financement qu’il faudra mobiliser pour y parvenir.

Quant au rôle que la BCE a à jouer, il est majeur me semble-t-il mais pas encore fixé. Je viens de terminer une note sur le sujet pour l’Institut Veblen. Au minimum, il faudrait que la BCE verdisse l’ensemble de ses opérations : il ne devrait plus être permis qu’elle refinance des banques sans conditionner cela au verdissement de leur bilan, ou qu’elle prenne comme garanties (collatéraux) des titres émis par des entreprises trop émettrices de CO2, ou encore qu’elle achète des titres sur les marchés sans veiller à privilégier ceux suffisamment « verts » et à écarter ceux qui ne sont pas assez, sur la base de la taxonomie de la Commission européenne qui existe et dont il faut cesser de différer l’entrée en application. Elle pourrait aussi réaliser un programme d’achat d’actifs publics dédié à des investissements pour le climat. J’irais même plus loin : si l’on acceptait collectivement que la banque centrale monétise les dépenses publiques nécessaires à la transition écologique, c’est-à-dire qu’elle transfère aux Trésors gratuitement et sans remboursement attendu de quoi réaliser la part d’investissements publics nécessaires, la transition écologique avancerait beaucoup plus vite. La banque centrale a un pouvoir de création monétaire qui lui permet de le faire en supportant le coût de cette opération sans dommage pour elle. Sa crédibilité n’aurait pas à souffrir qu’elle mobilise son pouvoir au service de la collectivité plutôt qu’à celui des banques et des marchés financiers. Ce n’est pas réalisable dans le cadre institutionnel actuel car une telle monétisation est interdite par l’article 123 du traité. Mais je crois qu’il va falloir choisir entre la préservation du traité et celle de la vie sur terre !