Haut fonctionnaire, spécialiste des questions institutionnelles, monétaires et des outils de financement publics, Nicolas Dufrêne est le directeur du tout nouvel Institut Rousseau, dont le président d’honneur est l’économiste Gaël Giraud. Avec Alain Grandjean, il est l’auteur de « Une monnaie écologique » paru aux éditions Odile Jacob en ce début d’année.

Avec Alain Grandjean, vous venez d’écrire « Une monnaie écologique ». Quels messages souhaitez-vous passer ?
Nous avons écrit ce livre pour trois raisons principales, étroitement liées entre elles. La première consiste à démontrer que nous ne pourrons pas financer la transition écologique sans une politique monétaire profondément renouvelée dans ses principes et dans ses modalités de mise en œuvre. Nous partageons évidemment ce constat avec Agir pour le climat. Les sommes à mobiliser et le niveau d’endettement privé comme public sont tellement importants que la politique budgétaire seule ne suffira pas. Mais pour que la politique monétaire puisse venir en renfort, il faut renoncer à l’idée de la neutralité monétaire qui n’est qu’un avatar du principe de concurrence libre et non faussée et qui empêche d’agir de manière volontaire.

La seconde raison c’est justement de rappeler que la monnaie est un bien commun et qu’elle doit être gérée comme tel, en assumant démocratiquement des choix. Les principes d’indépendance des banques centrales et de neutralité monétaire ont vécu, ils ne sont plus adaptés aux enjeux de notre époque. Aujourd’hui l’indépendance des banques centrales est devenue une impuissance. Il s’agit d’une impuissance à faire des choix politiques comme celui d’influer sur l’allocation du crédit en faveur d’investissements favorables à une vaste politique de reconstruction écologique, mais également d’une impuissance à financer les États pour qu’ils mènent cette politique. Nous sommes donc doublement pénalisés. Le pouvoir de création monétaire de la banque centrale est extrêmement important mais il est bridé et déconnecté de l’intérêt général. Or nous avons besoin que la puissance presque infinie de la monnaie se mette au service de la collectivité. C’est un peu comme si nous étions assoiffés à côté d’une source d’eau fraîche sur laquelle des malveillants auraient écrit « eau non potable ». Nous pensons au contraire que la banque centrale doit utiliser son pouvoir de créer des « liquidités » pour l’intérêt général et pour la reconstruction écologique, dans des limites concertées de manière démocratique et non fixées de manière préalable sans prise en compte de la réalité.

Le troisième message essentiel que nous voulons faire passer est qu’il existe des solutions concrètes à mettre en œuvre pour agir de cette manière : réformer les traités qui encadrent et limitent l’action de la BCE, créer des mécanismes de financement direct allant de la BCE vers les banques publiques d’investissement, annuler tout ou partie des dettes publiques détenues par les banques centrales en échange d’investissements dans la transition écologique, utiliser les banques publiques d’investissement nationales, etc. Les solutions techniques ne manquent pas et nous en explorons un certain nombre dans le livre.

Le Green Deal européen positionne la banque européenne d’investissement (BEI) comme la Banque européenne du climat et de la biodiversité (BECB). Quelle analyse en faites-vous ?
Tout d’abord je rends hommage à l’action du Pacte Finance-Climat en la matière qui a réussi à imposer cette idée d’une Banque européenne du climat et de la biodiversité dans l’agenda politique européen. Fin 2019, la décision de la BEI de stopper ses financements fossiles d’ici la fin de l’année 2020 est une très bonne nouvelle, qu’il convient néanmoins de ne pas surestimer puisque l’investissement total dans les énergies fossiles ne représentait que 2,5 milliards d’euros en 2018. Plus important la BEI a décidé de consacrer 50 % de ses financements à des financements climats, ce qui reviendrait à passer d’environ 18 milliards d’euros à 30 milliards d’euros par an. C’est cet effort qui lui permet de revendiquer sa nouvelle stature de BECB.

Toutefois cela est encore beaucoup trop limité. En premier lieu, cet effort supplémentaire de 12 milliards d’euros par an pour le climat ne représente, sur 10 ans, que 120 milliards d’euros supplémentaires alors que l’on sait qu’il nous faut, selon la Cour des Comptes européenne, 1 115 milliards d’euros par an d’investissements publics et privés dans l’Union européenne pour respecter nos engagements climatiques, soit une fourchette basse de 400 à 500 milliards d’euros supplémentaires chaque année, dont une grande partie pour l’investissement public. Nous sommes donc loin du compte. Et cela est d’autant plus incompréhensible que, selon ses propres statuts, la BEI dispose déjà du capital nécessaire pour investir au moins 150 milliards d’euros de plus par an. Pourquoi ne le fait-elle pas ? Même le Financial times s’en est ému… En réalité, les dirigeants européens ont déjà là un outil puissant qu’il n’utilise pas et la BEI elle-même ne veut pas utiliser ses pouvoirs par peur de prendre des risques financiers. Pourtant, il y a urgence sur le climat…

Le second problème est que ce que la BEI va investir de plus dans le climat, ce n’est en réalité pas de l’argent frais mais du redéploiement. Quels autres financements vont donc être pénalisés ? En dehors du retrait de 2,5 milliards d’euros de financements fossiles, le reste de la somme risque d’être retiré d’autres actions de la BEI en faveur de la cohésion, de la recherche ou des entreprises innovantes. Il me semblerait préférable que ce ne soit pas du redéploiement mais bien de l’argent supplémentaire.

Enfin, si l’on veut que la BEI joue pleinement son rôle de moteur de la reconstruction écologique en Europe, il faut faire en sorte qu’elle puisse se financer directement auprès de la BCE avec des émissions coordonnées de titres longs (+ 50 ans) à taux nul, c’est-à-dire des titres « hors conditions de marché » et dont le marché ne voudra probablement pas car non rentables. Mais la BCE oui, car elle se fiche de la rentabilité. En faisant cela, on donnerait à la BEI une force de frappe financière considérable. En résumé, malgré des progrès indéniables, nous n’avons pas fait 10 % du chemin nécessaire pour faire de la BEI un véritable moteur de la transition écologique.

Nicolas Dufrêne, comment souhaitez-vous que nous reconstruisions « le monde d’après Covid » ?
J’ai le plaisir et l’honneur de diriger l’Institut Rousseau, un nouvel Institut fondé début mars 2020 et présidé par Gaël Giraud, qui porte l’idée d’une reconstruction écologique, sociale et démocratique de nos sociétés. Naturellement, c’est ce triptyque que je souhaiterais voir advenir dans le « Monde d’après ». Nous avons d’ailleurs publié un dossier « Comment reconstruire ? » sur le site de l’Institut avec de nombreuses propositions concrètes sur ces trois axes. En quelques mots, j’espère que la politique économique, sur le plan monétaire en particulier, mais aussi sur les plans industriel et commercial, sera ramenée à sa juste place qui est d’être au service de l’intérêt général et discutée démocratiquement en lieu et place de dogmes rigides et idéologiques. J’espère également que le monde d’après laissera une place, institutionnellement, à la voix portée par la société civile. Nous plaidons par exemple pour un droit d’amendement citoyen qui intervienne directement dans le processus législatif. Enfin, il est nécessaire de porter une politique concrète de limitation des inégalités qui passe par plusieurs axes : la revalorisation de certains métiers, l’alignement de la fiscalité du capital et du travail, et une fiscalité écologique renouvelée qui porte non pas sur les plus faibles mais au contraire sur les plus riches qui sont aussi les plus gros pollueurs. Enfin, il nous faut reprendre la marche historique vers la réduction et le partage du temps de travail.