Les financements publics manquent pour réaliser la transition bas-carbone. Alors que les pays de l’Union européenne ne sont pas en voie d’atteindre leur objectif climat pour 2030, quels sont les financements qui doivent être engagés ? Nicolas Desquinabo et Guillaume Kerlero de Rosbo, de l’Institut Rousseau, abordent cette question.
Cet article est le troisième et dernier d’un triptyque. Il décrit les montants d’investissement en jeu pour les différents pays étudiés et traite des enjeux de financement de ces investissements de transition.
Ce qu’il faut retenir :
- L’Europe est en retard sur ses objectifs 2030 et une forte accélération est nécessaire (cf. premier article).
- Pourtant, des politiques très efficaces ont déjà fait leurs preuves et ont permis aux pays concernés d’obtenir de bien meilleurs résultats que les autres (cf. deuxième article).
- Les besoins de financement public additionnel restent encore élevés pour diffuser ces politiques efficaces dans la plupart des 7 grands pays, de l’ordre de +1,6 % du PIB en moyenne.
- L’expérience montre cependant que, sans ce soutien, la décarbonation des différents secteurs étudiés ne se produit pas, ou beaucoup trop lentement.
- Ces investissements sont, par ailleurs, créateurs d’activité et d’emploi et sont à mettre en face du coût de l’inaction (au global, 5 à 6 fois plus élevé que le coût de l’action) et de dépenses publiques actuelles contre-productives (niches fiscales fossiles, etc.).
- La France est particulièrement en retard sur ses objectifs, et affiche un besoin d’investissement légèrement supérieur à la moyenne, principalement en raison de retards en matière d’infrastructures de report modal.
- Une stratégie d’investissement combinant décarbonation et réduction des consommations coûterait 2 fois moins cher que la seule décarbonation des usages, tout en réduisant fortement les dépendances énergétiques et matérielles de l’UE.
Les besoins d’investissements publics supplémentaires sont très disparates en fonction des pays : de 2 fois moins que la moyenne de l’UE (+1,6 % du PIB) pour l’Italie et -25 % pour l’Allemagne à près de 2 fois plus pour la Pologne.
Investissements publics supplémentaires annuels nécessaires par secteur et par pays (en % du PIB 2022)
Lorsqu’on s’intéresse au surinvestissement public nécessaire en plus de la tendance, deux secteurs comptent pour deux tiers des fonds nécessaires : le bâtiment (38 %) et les transports (28 %). Viennent ensuite l’agriculture (17 %), la production d’énergie et l’infrastructure énergétique (8 %) et les mesures transsectorielles (5 %). Le classement reste globalement identique à celui des investissements publics totaux dans la mesure où les allocations de soutien public sont généralement calculées selon un périmètre similaire entre les scénarios de transition et de référence.
En pourcentage de son PIB, l’Allemagne requiert relativement peu d’investissements publics supplémentaires, grâce au développement déjà important de ses infrastructures de report modal (réseau dense qui impose toutefois des dépenses supplémentaires pour le renouvellement) et un rapport surface agricole/PIB plutôt faible.
À l’inverse, pour la France et l’Espagne, des efforts considérables sont nécessaires pour étendre le réseau ferroviaire et les infrastructures de mobilité douce. Et les besoins sont également importants dans l’agriculture, en particulier pour l’Espagne où les soutiens à l’agroécologie sont très limités et le rapport surface agricole/PIB très élevé.
La Pologne a besoin d’une hausse plus importante de ses investissements publics, principalement à cause d’un ratio élevé entre la surface agricole et le PIB et d’une grande proportion de bâtiments à haute intensité énergétique devant être rénovés. Cela entraîne un besoin élevé en investissements totaux dans ces deux secteurs qui ont, par ailleurs, tous deux besoin d’un fort soutien public (en proportion des investissements totaux). Les besoins d’investissements totaux y sont également importants pour l’énergie, mais avec une part de soutiens publics nécessaires plus limitée.
Le coût supplémentaire “négatif” de l’Italie pour les bâtiments est attribué au “Superbonus 110 %”, qui a provoqué des engagements incontrôlés de crédits d’impôts entre 2020 et 2024(1) et des dépenses supérieures à notre estimation des besoins réels. Sans cela, le besoin d’investissements publics supplémentaires en Italie est comparable à la moyenne de l’UE-27.
Au-delà de la question des montants de soutiens publics, les modalités des soutiens publics actuels doivent être le plus souvent fortement modifiées. Exemple avec le secteur du bâtiment : en Allemagne, les aides actuelles sont centrées sur les seuls changements de chauffage alors que des rénovations globales sont nécessaires, tandis qu’en Italie les montants d’aides très (trop) importants des Eco et Superbonus se sont traduits par une proportion élevée de fraudes et de travaux surfacturés, expliquant en partie un niveau de dépenses supérieur aux besoins réels.
Ces différences et leurs explications sont détaillées dans les “Synthèses pays” de l’Institut Rousseau et les principaux écarts entre pays sont résumés dans son “Rapport synthétique en français”.
Et la France ?
La France est caractérisée par un besoin d’investissement supplémentaire de 70 milliards d’euros(2) par an d’ici 2050 pour décarboner l’économie française, soit environ 2,7 % du PIB (2022). Cette valeur est supérieure à la moyenne européenne, principalement en raison du retard de la France dans le secteur des transports.
Ce plan d’investissement supplémentaire peut être en partie financé en redirigeant les subventions aux énergies fossiles et sera compensé par une forte baisse des coûts énergétiques. Sachant que ce coût est environ 50 % moins élevé que celui prévu par le plan de la Commission européenne (grâce à une baisse plus ambitieuse des consommations, voir partie suivante) et environ 6 fois moins cher que le coût de l’inaction.
Pour déclencher ces investissements, les dépenses publiques dans ces domaines doivent plus que doubler, passant d’environ 40 à 90 milliards d’euros par an. Cet investissement public supplémentaire de près de 50 milliards d’euros par an représente environ 1,8 % du PIB actuel. Les besoins en soutien public supplémentaire les plus importants se situent dans les secteurs du bâtiment et des transports.
Investissements publics tendanciels, supplémentaires et totaux pour la France, par secteur, en milliards d’euros par an en moyenne d’ici 2050
Pour plus d’information, voir la synthèse France du rapport Road to Net Zero
Une stratégie globale 2 fois moins coûteuse que celle de la Commission européenne
L’analyse de l’étude d’impact des objectifs de la Commission UE(3) permet de mettre en évidence les coûts supplémentaires d’une stratégie centrée sur la seule décarbonation. En effet, la Commission européenne prévoit deux fois plus d’investissements supplémentaires d’ici 2050 pour le scénario qu’elle privilégie, soit environ 540 milliards d’euros par an, contre 285 milliards d’euros par an pour le scénario proposé sur le même périmètre par l’Institut Rousseau(4).
Cette différence de coûts, entre transition globale et décarbonation des usages, s’explique principalement par les surcoûts liés à une trop forte augmentation de la production d’électricité et au renouvellement de la totalité des flottes de véhicules sans report modal. À l’inverse, le scénario de l’Institut Rousseau permet une baisse de 20 à 25 % du nombre de véhicules en circulation, grâce à un développement ambitieux du train, des transports en commun et du vélo.
Les besoins d’investissements climat selon les études Institut Rousseau vs. Commission UE
Sources : Rapport RtNZ (2024) et Impact assessment “path to climate neutrality by 2050” de la commission UE (2024) en euros 2022 et 2023 sur les 4 principaux secteurs étudiés(5).
Un questionnement des usages vers une plus grande efficacité énergétique et sobriété permettrait ainsi de fortement réduire les coûts de transition, en plus d’en réduire tout autant l’impact matériel, ce qui renforcerait l’autonomie et l’indépendance stratégique de l’Europe et de ses états membres.
(1) Corriere della serra, Superbonus hors de contrôle : dépenses vers 100 milliards. Les craintes du gouvernement concernant les comptes, septembre 2023 et ENEA monitoring
(2) En euros “constants” 2022.
(3) Europe’s 2040 climate target and path to climate neutrality by 2050 building a sustainable, just and prosperous society (“L’objectif climatique de l’Europe à l’horizon 2040 et la voie vers la neutralité carbone d’ici 2050 pour construire une société durable, juste et prospère”).
(4) Une étude de l’I4CE a également été publiée récemment sur ce sujet, mais avec des résultats plus difficiles à comparer, notamment parce que l’étude I4CE porte uniquement sur les investissements “verts” alors que les études de la Commission et de l’Institut Rousseau prennent en compte l’ensemble des investissements, y compris “gris” (ex. véhicules à moteur thermique, auxquels se substitueront progressivement des véhicules électriques et d’autres modes de transport).
(5) Note : Dans l’étude de la Commission européenne, le surinvestissement est même estimé à plus de 640 Mds/an mais les années considérées pour évaluer la “dépense actuelle” sont antérieures à celles du rapport RtNZ (2019-2022). Ce dernier évalue à 1 040 Mds/an la dépense actuelle (2019-2022) dans ces 4 secteurs (soit 1 160 Mds/an en ajoutant l’agriculture, la R&D et les puits).
Par ailleurs, l’étude de la Commission n’intégrant pas les investissements dans les infrastructures ferroviaires et cyclables (environ 100 Mds/an dans RtNZ), nous avons ajouté les investissements prévus sur le seul réseau “Trans-européen”, estimés à au moins 65 Mds/an dans l’étude d’impact “réseaux de transports” de 2021 de la Commission (pour l’essentiel ferroviaires).
