Face à la « falaise du financement » sur laquelle buttent les mesures de transition, l’économiste français Pierre Larrouturou propose une solution clé en main. Elle permettrait de mobiliser 1.100 milliards d’euros par an en Europe. L’idée jouit d’un soutien de plus en plus large.

 

Pierre Larrouturou appuie là où ça fait mal: sur le nerf de la guerre. Réduire de moitié nos émissions en dix ans, c’est un impératif. Mais avec quel argent? L’économiste français court l’Europe. Il est reçu en audience chez le Pape, à l’Élysée, au Bundestag, il échange avec des hauts fonctionnaires européens, des banquiers, des conseillers ministériels. En janvier, il est accueilli en héros à Bruxelles pour s’exprimer devant 70.000 manifestants « plus chauds que le climat » aux côtés d’Anuna De Wever. Il se consacre à temps plein à rassembler aussi largement que possible autour du grand projet qu’il porte. Il faut 1.100 milliards d’euros par an dès 2021 pour mettre l’Europe sur les rails de ses ambitions climatiques, estime la cour des comptes de l’UE. Voici comment les trouver, répond l’économiste.

 

L’ambition de Pierre Larrouturou est à la mesure du défi, et seuls les chefs d’État et de gouvernement pourraient la mettre en œuvre: un traité pour créer une machine financière hybride. D’un côté, une banque européenne du climat qui financerait des prêts à taux zéro, et de l’autre, un budget européen de 100 milliards financé par une taxe sur les bénéfices. L’idée jouit d’un soutien de plus en plus large – l’ancien Premier ministre français Alain Juppé s’y est rallié, de même que l’ancien patron de l’OMC Pascal Lamy ou encore l’ex-patronne des patrons français Laurence Parisot. Et sous l’impulsion du Belge Rudy De Leeuw, patron des syndicats européens, le comité économique et social européen a été la première institution à soutenir officiellement le projet. On voulait rencontrer l’économiste et ça tombait bien: il était justement de retour en Belgique, cette semaine. Rendez-vous dans un bar à proximité du Parlement fédéral.

 

Pourquoi étiez-vous de retour à Bruxelles cette semaine ?

 

Pour rencontrer des ONG et des juristes avec lesquels on est en train de rédiger notre projet de traité européen. On a l’aide d’universitaires, mais aussi de hauts fonctionnaires et de banquiers qui nous épaulent à titre personnel.

 

Vous aviez rendez-vous au Parlement belge aussi: une « loi climat » est sur le métier mais la grande question est: comment la finance-t-on ?

Il faut arrêter les politiques de petits pas. En Belgique comme en Allemagne et en France, on finasse. La question financière est commune à ceux qui veulent travailler sur l’efficacité des bâtiments, à ceux qui veulent développer un plan hydrogène, à ceux qui veulent inventer de nouvelles voitures… Partout, on bute sur la falaise du financement. La bonne nouvelle, c’est qu’on a une solution, et que des gens très différents disent: cette solution elle est praticable. On a les moyens de créer des emplois massivement – plus de 100.000 emplois en Belgique, il n’y a pas de doute là-dessus –, si on prend le taureau par les cornes.

 

Pour cela, dites-vous dans votre dernier livre (« Finance, climat, réveillez-vous! », Indigène éditions), il faut un effort de guerre, comme le Victory Program que les États-Unis ont lancé après Pearl Harbor…

 

Oui, ou comme quand Kennedy dit qu’on va aller sur la Lune: il y en a qui disent qu’il est frappadingue, qu’il n’a pas la moindre idée des problèmes technologiques à régler, mais sept ans plus tard, on est allé sur la Lune en créant 400.000 emplois. De même, quand en Belgique et en France on a décidé de faire l’école pour tous au XIXe siècle, on a construit des dizaines de milliers d’écoles en vingt ou vingt-cinq ans.

 

En Europe, dit la Cour des comptes de l’Union, c’est 1.100 milliards d’euros par an qu’il faut pour la transition…

 

La Cour des comptes fustige l’inaction de nos pays et affirme que tous les scénarios qui visent la neutralité carbone en 2050 en comptant sur un miracle entre 2040 et 2050 sont irresponsables. C’est maintenant qu’il faut agir. L’essentiel se joue dans les dix ans qui viennent! C’est dès 2021 qu’il faut trouver 1.100 milliards par an d’investissements publics et privés. J’en arrive à la bonne nouvelle…

 

Le moteur hybride: vous proposez une nouvelle banque d’investissement européenne dédiée au climat alimenté par la planche à billets, couplée d’un budget climatique européen.

 

Exactement, l’idée est donc un traité européen qui proposerait ces deux outils de financement.

 

La planche à billets, d’abord.

 

Jamais il n’y a eu autant de création monétaire. En trois ans, la BCE (banque centrale européenne) a créé 2.600 milliards d’euros. Chaque mois, elle doit décider comment elle affecte 80 milliards. Est-ce qu’on continue à les prêter aux banques, en sachant que 89% de cet argent va à la spéculation? Ou est-ce qu’on utilise cet argent pour financer des créations d’emplois liées au climat ? Philippe Maystadt nous a quittés, hélas, mais il nous a beaucoup aidés pour construire notre projet. Et Philippe insistait: il ne s’agit pas de faire plus de création monétaire, mais de mettre la création monétaire au service du bien commun. Si on consacrait au climat la moitié de ce qu’on prête aux banques tous les mois, on pourrait gagner la bataille.

 

On crée donc une banque du climat qui a pour obligation de fournir à chaque État membre une enveloppe de prêts à taux zéro de 2% de son PIB (produit intérieur brut) pendant trente ans. La Belgique saurait qu’elle a 8 ou 9 milliards qui arrivent chaque année uniquement sur la transition. L’idée n’est pas de toucher à la BCE mais de créer une filiale de la BEI (Banque européenne d’investissement). Elle serait inscrite dans un traité qui donne de la stabilité. Ce qui tue la dynamique en ce moment, c’est que les règles changent tous les six mois: vous avez cette année une aide si vous changez la fenêtre, l’année prochaine, ça sera une aide si vous changez la porte… C’est n’importe quoi et ça décourage tout le monde.

 

Ça a l’air simple quand on vous écoute…

 

Plusieurs de ces dirigeants de la BEI nous disent à titre personnel que c’est faisable en moins d’un an. Quand le mur de Berlin est tombé, François Mitterrand et Helmut Kohl ont compris qu’il fallait un outil pour financer la transition des pays de l’ex-bloc soviétique, et en six mois, en partant de rien, ils ont créé une banque, la BERD, qui l’a financée.

 

Demander pour le climat la moitié de ce qu’on a fait pour les banques, est-ce que c’est trop demander? Ce n’est pas une question technique, c’est une question politique, une question d’éthique. Est-ce qu’on peut – en le sachant! – aller vers le chaos alors qu’on pourrait juste utiliser autrement l’argent qui est disponible? Au lieu de laisser faire la main invisible, au lieu de faire confiance aux banques, on pourrait faire deux fois moins de création monétaire pour affecter tous les mois 40 milliards pour le climat, ça changerait tout. Et on créerait 6 millions d’emplois au niveau européen.

 

En plus des investissements, dites-vous, il faut des subsides. C’est l’autre partie du moteur: un budget climat européen.

 

Oui, quand on a fait l’école pour tous on n’a pas dit aux parents qu’ils auraient des prêts à taux zéro. Il faut un budget climat de 100 milliards par an avec trois grandes missions. 1. Un plan Marshall de 40 milliards par an pour l’Afrique et la Méditerranée – Angela Merkel a dit elle-même que l’Afrique allait se disloquer s’il n’y avait pas un plan d’investissement massif pour éviter le CO2 et pour les politiques d’adaptation. 2. Dix milliards pour la recherche – est-ce qu’on est capables de faire l’ordinateur du futur qui consommera moins, la voiture du futur? 3. Il faut 50 milliards pour payer une partie de la facture d’adaptation des particuliers, entreprises, collectivités. Si vous devez isoler, est-ce qu’on vous laisse payer la totalité tout seul – ça va être très compliqué – ou est-ce que chacun de nous reçoit un chèque pour que la moitié de sa facture d’isolation soit payée par la collectivité?

Comment trouve-t-on 100 milliards de budget sans remplir les rues de gilets jaunes ?

 

La meilleure chose à faire, c’est de lutter contre la concurrence fiscale intra-européenne. Jamais il n’y a eu autant de dividendes, mais en 40 ans, on a divisé par deux l’impôt sur les bénéfices (de 45% à 19%). Chacun de nous, dans sa vie quotidienne, doit faire un effort pour le climat. On demande un effort pour les actionnaires: accepter un impôt qui serait en moyenne de l’ordre de 5% et qui dépendrait de l’évolution du CO2 de l’entreprise.

 

Les questions fiscales en Europe semblent vouées à rester perpétuellement bloquées dans les limbes. Serait-ce différent cette fois-ci ?

 

La question du climat peut débloquer les négociations. Quand Emmanuel Macron disait qu’il voulait un grand budget pour la zone euro, les Pays-Bas étaient complètement hostiles, et le patron de la Bundesbank, c’est pareil. Mais une fois qu’il a dit non au grand budget, à chaque fois, Jens Weidmann dit: faisons les choses dans le bon ordre. Quelles sont les choses qu’on ne peut pas régler au niveau national, par exemple la protection de l’environnement et la protection des frontières. Et ça, uniquement ça, ça peut nécessiter un budget commun et une fiscalité propre.

 

Tenez-vous à l’écart des gens négatifs: ils ont un problème pour chaque solution, disait Einstein. Que dites-vous à ceux qui ont du mal à vous suivre dans votre enthousiasme ?

 

Je ne suis pas aveugle: le scénario le plus probable, c’est le scénario du pire. Un effondrement, le mélange de la crise financière, de la crise démocratique, de la souffrance sociale des peuples. Le FMI nous dit qu’on va vers une crise qui peut être dix fois plus grave que celle de 2008. L’ONU annonce 150 millions de réfugiés climatiques dans les trente ans. Les phénomènes climatiques extrêmes se multiplient. Il y a deux ans, en Belgique comme en France, on a vu la récolte de blé perdre 31% à cause des inondations. Si l’Ukraine n’avait pas fait une très bonne récolte, on avait des tickets de rationnement, vous et moi !

 

Chacun de nous peut se réveiller la nuit avec de bonnes raisons de se dire qu’on va vers le chaos dans les quinze ans qui viennent. Mais comme disait Mitterrand, je crois aux forces de l’esprit. Comme on est des millions à se réveiller la nuit, peut-être que ça bouge. Mon espoir, c’est que Mme Merkel, M. Michel, M. Macron, M. Rutte, M. Sanchez – peut-être même l’Italie de Salvini – décident de lancer un projet qui donne des frissons dans le dos, comme quand Kennedy a dit: on va sur la Lune! Qu’ils disent: on a décidé de sauver le climat, on se donne six mois pour arriver à un nouveau traité.

 

Vous avez pris contact avec le Premier ministre belge ?

 

Pas encore. Avec Jean Jouzel (climatologue, co-auteur de « Finance, climat, réveillez-vous! »), on va envoyer un livre dans les prochains jours à Charles Michel en lui demandant si on peut le rencontrer. Ça aurait du sens que la Belgique mette un tel traité sur la table. Elle était quand même parmi les tout premiers quand on a décidé de mettre en commun le charbon et l’acier…

 

L’Europe peut avancer, c’est un alibi de critiquer Trump ou Bolsonaro. L’Europe est la première puissance économique mondiale, et sur deux siècles le numéro un des émissions. Est-ce qu’on prendrait six mois pour identifier les financements disponibles et les besoins? Si oui, on fait le pari qu’à l’arrivée, il y aurait quelque chose qui ressemble à notre projet de pacte climat (pacte-climat.eu). Maintenant, c’est une question politique. Est-ce qu’ils sont capables de passer à l’action? Et est-ce que nous, citoyens, on fait un lobby non violent qui pousse les politiques à l’audace?

 

Que vous inspirent les manifestations belges ?

 

C’était magnifique le 27 janvier. Malgré le froid, nous étions plus de 70.000. Toutes générations confondues. Sans un gramme de violence… Les Belges se sont réveillés et ont décidé de reprendre en main leur avenir! En 1989, si on avait attendu les grands chefs, le mur de Berlin serait resté debout. Trente ans plus tard, si on met beaucoup d’intelligence, de fermeté et de bienveillance dans le débat, je suis certain qu’on va obliger nos dirigeants à bouger.